10 juillet 2008

Grosse impudeur


   Estes Park, Colorado. Après avoir traversé les plaines du Midwest, il est quand même agréable de poser les sacs pour deux nuits au même endroit. Briser la monotonie des plaines interminables en se baladant sur les sentiers de montagne, goûter la fraîcheurs des lacs, taquiner les saumons, toucher du doigt les lambeaux de neige des sommets. Puis se parfumer à la bière et au hot-dog devant le spectacle peu commun d'un rodéo.

   Des éclairs de folie jaillissent des yeux du cow-boy au moment où, du haut de son cheval, il se jette sur la vachette, empoigne ses cornes et la retourne au sol pour la piéger dans son lasso. Entre les exploits des concurrents, un clown moqueur enchaîne des sketches dégrossis à la hache à coups de " pan-pan " et de " pouet-pouet, ma culotte est tombée ". Dans les tribunes, les montagnards rient à s'en décrocher la mâchoire. Ici comme ailleurs, on a besoin de passer régulièrement par les chicanes du "défouloir" entre la messe et l'allégeance au drapeau.

   Les heures d'extravagance de l'Amérique sont aussi ses heures de gloire avec ses musiques les plus déjantées, ses films les plus bizarres ou ses sports les moins imaginables. S'ils sont fous ces Gaulois, comme le prétendent les Romains, les Ricains ne sont pas en reste et donnent en spectacle l'affrontement homérique entre fous et garde-fous, entre créateurs et censeurs.

   C'est quand même ici qu'on a inventé les " clips nettoyés ". Un petit cadre estampillé " Cleaned " apparaît sous une vidéo quand quelques techniciens puritains ont usé de leur talent de monteur pour en extraire les images ou les mots qui pourraient choquer les âmes sensibles. Si jamais, par extraordinaire concours de circonstance, un corps dénudé apparaît dans un reportage d'information, il se trouvera, là encore, de géniaux bidouilleurs pour flouter un sein par-ci, un organe génital par-là. Le très glorieux empire américain est ainsi censé échapper à la décadence.

   Exemple que m'a fait remarquer un étudiant brésilien : il adorait et entonnait sans cesse le tube iconoclaste du groupe Bloodhound Gang, " The roof is on fire " dans lequel le chanteur en appelle à laisser maman cramer dans l'incendie. Sur la bande originale, il traitait la maman de "Motherfucker" et les censeurs de la bande FM ont remplacé le "fucker" par un braiement d'âne. Preuve que, pour eux, cette insulte était plus choquante que l'idée de laisser brûler une pauvre femme. En tout cas, ces hurlements d'âne étaient le prix à payer pour avoir le droit de passer sur les principales stations. Vive l'esprit rock !

   L'énergie que produisent les " nettoyeurs " dans le but de faire ressembler le pays à un décor de publicité pour fromage suisse ne suffit pourtant pas à effacer toute nudité de la vraie vie. Parfois, ça déborde. Et pas seulement dans les hôtels de Las Vegas qui promettent des piscines pour adultes où les dames sont priées d'adopter le " maillot de bain à l'européenne ", c'est-à-dire sans le haut.

   C'était un jour glacial de février. Un type a surgi d'un bloc de ma résidence. Il n'avait pas l'air clair et l'a vite prouvé en ôtant ses habits l'un après l'autre comme accomplissant l'ordre d'un sorcier invisible. Il courait complètement nu au milieu des espaces verts, partait un instant se réchauffer dans une cage d'escalier, puis revenait se rouler dans la neige et ramper entre les voitures en imitant à la perfection la démarche du caméléon.

   Curieusement, personne n'a appelé la police. L'exhibitionniste n'avait rien du détraqué sexuel chassant une proie. Ses yeux semblaient plutôt tournés vers l'intérieur et ne regardaient rien d'autre que les toiles d'araignée accrochées au fond de son crâne. On ne l'a plus jamais revu.Ses vêtements éparpillés ont pris plusieurs jours pour disparaître à leur tour.

   C'est à partir de ce moment-là que j'ai commencé à m'interroger sur la complexité des rapports qu'entretenaient les Américains avec la nudité. Plus que pudiques en matière de publication, seraient-ils extravertis en d'autres circonstances ? J'ai obtenu ma réponse dans les vestiaires.

   A la piscine ou dans les salles de sport, la cabine individuelle a été bannie. Je n'ai pas rejoint le rang des censeurs. Je souris même à l'idée du vestiaire bruyant et embué du XV de France. Et tant mieux si le calendrier érotique des rugbymen se vend comme des petits pains. Mais ici, dans mon vestiaire, si un mec se balade tout nu, qu'il le fasse discrétos !

   Au lieu de ça, les plus laids, ceux dont le gras balance entre poil et flasque, ne se contentent pas d'agiter leur corbeau déplumé. Ils s'exposent. Et vas-y que je te cause du prix de l'essence en me touchant mollement l'entre-jambe. Et tant qu'on y est, abolissons les distances. " Tu la sens ma grosse impudeur "? Non, tu ne la sens pas bien? Qu'à cela ne tienne, je vais me rapprocher un peu plus. Là, à cinq centimètres, tu la sens bien?...

   Au secours.

 

 

 

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copyright (textes et photos) : Franck Cellier

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