18 juillet 2008

 

Le vertige de l'information

 

 


   Grand Canyon, Arizona. En pays Navajo, les Indiens surgissent enfin dans le décor de notre road movie, comme s'ils nous avaient attendus, planqués dans un encaissement montagneux. Les premiers habitants du nouveau continent, exterminés, parqués, repoussés aux frontières de l'Occident, sont devenus la communauté la moins visible du pays. Comme un poids, un de plus, sur la conscience de l'homme blanc, les fils du vent ont eu droit à un statut protégé. En vain. On ne parle d'eux qu'à propos de leurs échecs économiques, leur mal-être dans un monde qui leur est étranger, leur obésité, leur alcoolisme. Eux ne parlent guère.

    Mais leur esprit plane encore au-dessus des paysages tourmentés. Ici, ils ont peint le désert et l'ont appelé " Painted desert ". Ils vivent dans des baraquements aux tôles brûlantes autour desquels quelques voitures sauvages se sont assoupies depuis longtemps.

    A part l'épais cordon en plastique noir de la pompe à essence, quel lien garde ce peintre surréaliste, ce " natif américain ", cet Indien, avec le monde réel ? Les cent chaînes à zapper de la télé, le quotidien local, ou les magazines de comptoir ? Les légendes du journalisme, les maîtres de l'investigation, drapés dans les glorieuses pages des Washington Post ou New York Times sont muettes au-delà de leur lectorat d'élite. Le boucan de l'information spectacle recouvre leur voix.

    Avec les chaînes d'informations CNN, ABC et autres Fox News, le citoyen américain moyen devrait tout savoir du monde qui l'entoure. Les camions aux couleurs pétantes des télévisions chassent l'événement, heure par heure, minute par minute. Une tornade est passée par ici, un bus s'est renversé par là-bas, l'ascenseur de l'Empire State Building est en panne et déborde de touristes hystériques, les braqueurs menacent d'exécuter leurs otages, des bigotes illuminées manifestent en faveur de leur pasteur polygame... Ouvrez grands vos yeux et vos oreilles, le présentateur survolté promet de vous en dire davantage après une page de pub.

    Dans un aussi turbulent pays, les sujets abondent et je me demande encore quels sont les critères qui font qu'un responsable d'édition envoie son armée sur un fait plutôt que sur un autre. Ils doivent en tout cas se téléphoner les uns les autres car toutes les télés se ruent au même endroit au même moment : un véritable miracle sur un territoire de dix millions de kilomètres carrés. Si bien que certains faits passent complètement inaperçus et on apprend, complètement par hasard, au détour d'une statistique, que toutes les semaines des enfants se flinguent dans les cours d'école avec de vrais revolvers. C'est moins vendeur qu'une célébrité qui, de dépit, se rase le crâne.

    Le vertige de l'info U.S. se déclare à son plus haut degré quand, las et désoeuvré, vous vous allongez sur le lit du motel, saisissez la télécommande et cherchez le programme qui vous accompagnera jusqu'au sommeil. Dans un vaste choix, une dizaine de chaînes proposent des sujets d'information, que ce soient des documentaires ou de l'actualité brute. Pourtant, tout comme il est impossible de regarder un film sans coupures, il est tout aussi improbable de s'accrocher à un sujet. Alors, vous zappez encore et toujours pour échapper aux spots publicitaires à répétition. Vous fuyez jusqu'à vous précipiter dans le vide, là où ne reste que la version américaine de " Questions pour un champion ", " American Idol " ou l'un de ces reality shows animés par des vedettes, Oprah Winfrey ou Whoopi Goldberg. Alors que vous êtes dans un état semi comateux, défilent devant vos yeux un quadragénaire s'inquiétant de ses troubles de l'érection et une adolescente demandant à sa mère de l'écouter pour une fois.

    Futile ? Pas tant que ça car ces médias-là feront ou déferont une élection qui s'annonce très serrée. Ils ont eu la peau de bien des politiciens et ne se priveront pas de tester encore leur pouvoir d'influence.

Au début de l'année, l'ancien gouverneur de New York, Eliot Spitzer, a dû démissionner après confession publique, parce que la grande presse avait révélé qu'il avait loué, très cher, les services d'une prostituée. On s'est davantage ému du pardon que lui a accordé son épouse que du fait qu'un type, qui n'avait finalement rien fait d'illégal, ait dû remettre le mandat que lui avaient confié les électeurs. Les tabloïds, qui l'ont abattu en " Une ", ne voyaient aucune honte à continuer de publier en pages intérieures les annonces publicitaires de la société de call-girls dont Spitzer était le client.

    Le plus vibrant moment de la liberté d'expression garantie par la constitution américaine intervient au moment de passer à la caisse des supermarchés où, pour tuer le temps, les clients feuillettent les People, Globe ou Inquirer qui leur disent tout des frasques homosexuelles de Barack Obama ou de la rupture du couple Bush. Niveau de fiabilité : zéro.

 

 

 

 

 

sommaire

la veille

le lendemain

copyright (textes et photos) : Franck Cellier

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :