14 juillet 2008
L'esprit gitan
Moab, Utah. Au fur et à mesure que s'éloignent les cimes enneigées, l'horizon se floute sous un voile ocre comme saupoudré par les génies du désert. Gretel, infirmière de Glenwood Springs, rompt le charme : " Ce sont les fumées des incendies de Californie que les vents poussent sur des centaines de miles jusqu'ici ". Pistes de terre, traits de bitume et rails de chemin de fer se perdent en lignes courbes et fuyantes au milieu de la rocaille et des herbes séchées.
Les écriteaux de maisons à vendre hantent encore mes pensées. Que deviennent-ils tous ces loosers? Finissent-ils dans les immeubles aux vitres cassées à travers lesquelles le vent d'hiver s'engouffre ? Dans ces cités en périphérie des mégalopoles où la routine s'encrasse et les rêves se meurent
Je ne pense pas. Ils évitent le pire, retroussent leurs manches et se lancent en quête d'un nouveau départ puisque leur pays est celui de tous les possibles. N'est-il pas? Il est des villes qui ne se voient pas et qui accueillent cette Amérique des bras cassés, des villages qu'on dirait de vacances, des camps où s'érigent de nouvelles tribus. Je veux parler des trailer parks, c'est-à-dire des regroupements de mobile homes.
La mode est venue de fort loin, du temps où les premiers immigrants, poussés par la faim et la fièvre de l'or, ont coupé des arbres pour se construire des chariots. Ils ont mis deux chevaux devant, femmes et enfants dedans et sont partis sur la piste de la promesse d'un avenir meilleur, toujours plus à l'ouest. Ils sont sans doute passés entre les blocs monumentaux et torturés de sable rouge pétrifié de l'Utah. Ils ont appris, dans les sculptures naturelles, un hymne à la liberté qu'ils n'ont plus jamais oublié.
Sur le bord du Colorado, au fond d'une gorge encaissée, nous avons rencontré Mark. C'est lui qui s'est jeté sur nous en remarquant la plaque d'immatriculation de l'Indiana. Lui aussi venait de là-bas. Sa femme l'avait largué. Sans doute avait-elle de bonnes raisons de ne plus vouloir de ce fainéant, porté sur la boisson et ne rapportant pas un cent pour faire bouillir le maïs. Alors, il a pris sa moto, sa tente et son chien pour provisoirement s'arrêter dans un camping d'Etat. Le jour, il s'occupe des pompes du réseau d'irrigation en échange de son droit de camper. La nuit, il montre son cul aux touristes embarqués sur l'attraction " sons et lumières ": "J'assure le mooning (*) et ça les fait rire". Il n'est pas si sûr que les passagers de bonne famille apprécient. Mais, lui, il en rigole franchement.
C'est ce genre de zèbre qui finit un jour par pousser la porte d'un trailer et s'y installer en échange d'une centaine ou deux de dollars par mois. Contrairement à son chariot d'ancêtre, le trailer ne voyage plus, sauf pour sa première installation, de l'usine jusqu'à son parc. La caravane a perdu ses roues. Elle est posée à même le sol, bien en rang, selon le plan dessiné par le gérant du parc.
Le drôle de lascar, qui y est arrivé un soir de dèche, se fera accepter, de farce en farce. Son public de voisins est indulgent pour avoir déjà cheminé sur les pentes des perdants. Il y cultivera un jardinet, y élèvera trois chats. Peut-être y attirera-t-il une nouvelle compagne, amusée et amusante. Ils achèteront ou loueront plus tard un second module de 60 pieds (18 mètres), les deux mobile homes accolés commenceront alors à ressembler à une vraie maison.
Les faussement bien pensants ne connaissent pas cette Amérique de bohème sédentarisée. Ils en imaginent juste un contour de déchéance et de délinquance. Ils les ont déjà catalogués de " trailer trash " comme s'ils vivaient dans des poubelles ; ou de " white trash " parce que ce sont le plus souvent des Blancs qui adoptent ce style de vie en marge de l'avenue principale.
Pour les bien logés, le trailer ne peut qu'être une solution d'urgence, à l'instar des 56 000 mobile homes sociaux que l'agence fédérale de secours (Fema) a fait construire pour les 100 000 sinistrés du cyclone Katrina qui a ravagé la Nouvelle Orléans en 2005. En plus, le gouvernement et les constructeurs avaient tellement ergoté sur les coûts qu'ils avaient utilisé des charpentes dont le traitement bâclé s'est révélé toxique pour les pauvres relogés.
L'esprit " trailer park " - qui a inspiré une série télévisée et une comédie canadienne - n'est pas réservé aux paumés désargentés. Il existe des trailers de luxe avec des enchevêtrements de modules qui relèvent de la folie des grandeurs et des parcs situés dans les endroits les plus huppés des côtes de la Californie ou de la Floride. Les promoteurs tournent autour de ces repaires de retraités comme des rapaces et leur proposent des prix d'or pour qu'ils lâchent le morceau. " Je ne cèderai jamais mon bail, même à dix fois son prix, s'exclame l'un des occupants d'un parc de la côté Est. Qu'est-ce que je ferai de leur argent ? Nulle part ailleurs, je ne pourrai habiter sur un coin de terre à deux pas de la plage ".
* Mooning : (argot) montrer son postérieur.
copyright (textes et photos) : Franck Cellier