13 juillet 2008
Maisons à brader
Grand Junction, Colorado. Une dernière descente. Un dernier frisson, presque imperceptible en évaluant la rampe d'arrêt destinée aux camions victimes d'une panne de freins. Les vertes montagnes disparaissent dans le rétroviseur. La poussière se lève pour immédiatement se recoucher sur le pare-brise puis l'envahir doucement, inexorablement. Les aiguilles de la montre ralentissent leur course à Grand Junction comme essoufflées au pied des falaises de sable.
Sur les pentes, le moteur s'était vaguement plaint sans que nous n'y portions d'attention. Dans la ville, il transmet ses récriminations par un vague message lumineux sur le tableau de bord nous invitant à passer par le contrôle d'un mécanicien. Au milieu d'une dizaine de Jeeps à moitié démontées - ou, selon l'humeur, à moitié réparées - l'Indien jauge l'adversaire du regard et de l'ouïe. " Elle tiendra jusqu'à la Californie ", prédit-il. Son atelier se situe à des années-lumière des chromes des concessions automobiles où l'électronique a remplacé la clé de 17. Il est dans l'Amérique du bord. Là où des voyageurs malheureux du rêve américain ont été descendus du train. Si tant est qu'ils y soient montés un jour.
Dans ce quartier, une maison sur cinq est à vendre. Parfois, le propriétaire ruiné a précisé, amer, qu'il ne pouvait plus rembourser son emprunt ni payer ses taxes. Victime, comme on dit, d'un accident de la vie, d'une maladie ou d'une perte d'emploi. Victime d'avoir cédé aux sirènes des banquiers et des promoteurs, victime d'avoir cru à l'âge d'or éternel. La crise immobilière a été l'année dernière le premier signe, en tout cas le plus spectaculaire, de la récession américaine. Cette année, deux millions et demi de maisons ont été saisies et au moins cinq millions ont été bradées par des familles aux abois. La côte Ouest a été frappée de plein fouet mais aucune ville du pays n'est épargnée.
L'histoire se passe à Merced, en Californie : une pauvre mère de famille supplie le maire pour qu'il intervienne auprès du banquier afin que ce dernier réduise le poids de ses remboursements : " Vous comprenez, ma fille aînée vient d'avoir 18 ans et je perds 500 dollars d'allocation, je ne peux plus payer ". Et l'élu agacé de se demander ironiquement s'il n'était pas possible de prévoir ce dix-huitième anniversaire...
Mais s'il faut parler aujourd'hui d'imprévoyance, les décideurs, les promoteurs et les banquiers, tous largement impliqués dans le boom immobilier qui a précédé la crise, ne sont pas exempts de reproches. A l'image de ces animateurs de radio et présentateurs de télé hilares en toute circonstance, tout le monde a ignoré les risques, tout le monde a joué aux investisseurs comme on joue au casino. Et c'est avec la même énergie vitaminée que les pubs des sociétés de financement rabâchent tous les quarts d'heures : " Venez nous voir si vous êtes endettés. Nous allons racheter vos prêts et votre vie prendra un nouveau départ ". Le message ne précise même pas quel sera le taux d'intérêt de ce nouveau piège. La pub d'après, tout aussi exclamative, assure qu'avec 500 dollars de revenus mensuels on peut s'acheter une voiture à crédit. Tout est à vendre, même la corde pour se pendre.
Toujours à Merced. Un couple, qui avait payé une maison 300 000 dollars il y a deux ans et qui n'arrive plus à rembourser 3 000 dollars par mois, la revend à moitié prix à un propriétaire et celui-ci affirme qu'il est un bienfaiteur parce qu'il loue la maison à ses vendeurs pour un loyer de seulement 1 500 dollars : " C'est gagnant-gagnant ", clame-t-il.
Pourquoi avoir honte quand, tous les trois jours, un expert économique vient expliquer sur CNN que c'est le moment d'acheter ? Les télés n'ont pas vocation à s'attarder sur la détresse des " perdants-perdants ". Ceux-ci n'ont d'intérêt que s'ils peuvent encore payer les produits des annonceurs. Entre les pubs, on ne montre pas les familles détruites par la perte d'un toit ou les petits vieux étranglés par le coût de soins médicaux, obligés de déménager dans un taudis et de ranger les chariots du supermarché. Ce n'est pas vendeur.
On ne les montre pas, sauf quand l'association caritative, comme la mission protestante Wheeler d'Indianapolis, tire la sonnette d'alarme parce qu'elle " ne peut plus recueillir toute la misère du monde ". En plein hiver, ses centres d'hébergement étaient saturés. 165 hommes s'entassaient sur les lits et à même le sol dans le refuge principal. 144 autres avaient dû être redirigés vers un autre bâtiment réservé habituellement aux enfants et femmes en détresse. " La demande a été multipliée par cinq en dix ans, déclarait un porte-parole de la mission. En 1997, nous hébergions en moyenne 49 SDF chaque nuit. Aujourd'hui, ils sont plus de 300 à frapper à notre porte. Nous arrivons à un moment de la crise où les dons diminuent alors que les besoins augmentent avec tous ces gens qui se retrouvent à la rue d'un coup ".
copyright (textes et photos) : Franck Cellier