24 juillet 2008
Expatriés " par plaisir "
Yermo, Californie. Il est l'heure de fuir, Baby, d'oublier les lumières et les mirages de Vegas. Filer droit au sud-ouest dans le désert des Mojave. Les rares carrefours que nous croisons nous renvoient sur la Vallée de la Mort, ou encore sur Calico, une ville fantôme qui a vécu de 1880 à 1910 sur une mine d'argent. On n'espère plus rien ici, on profite des dernières perspectives poussiéreuses avant le Pacifique. Cette poussière qu'on savoure du bout des lèvres avant de la quitter à jamais. On l'aime, finalement, car elle donnait bon goût à la Budweiser.
A mi-chemin entre Las Vegas et Los Angeles, nous plantons nos tentes dans le KOA de Yermo, la chaîne de campings standardisés qui accueillent les itinérants de toute l'Amérique, juste à côté de la halte des routiers.
La piscine est petite, l'eau douteuse, et pleine de voyageurs qu'un soleil revanchard a rôtis. Les ados s'ébattent en français comme si l'Histoire s'était trompée, comme si La Fayette avait essaimé sa langue en plus de son patronyme récurrent en tout lieu. La conjoncture économique d'un dollar faible donne à la francophonie ce que la conquête du Nouveau Monde lui avait refusé. L'été 2008 est le bon moment de franchir le Rubicon atlantique. Les touristes français sont partout et se repèrent sur les tracés discount de la piste américaine.
Leur nationalité n'est pas a priori une qualité intrinsèque. Le bandeau ironique d'un spectacle de Broadway annonce, par exemple, qu'à défaut de sorcières, le metteur en scène a dû inclure des Français à son spectacle. La même ficelle un peu agaçante pend assez souvent chez les humoristes de tout poil. Fut un temps, au début de la deuxième guerre en Irak, où une frange bruyante et anti-française boycottait le Roquefort et les frites, persuadée que ce qu'ils appelaient " french fries " était une spécialité qui se mangeait accompagnée de grenouilles.
Le Français, présumé coupable d'arrogance et de suffisance, ne serait pas le bienvenu. Je démens. Je n'ai jamais ressenti le moindre sentiment de rejet. Au contraire. Les mots français, " souvenir ", " rendez-vous ", " à la mode ", qui surgissent ici et là dans une conversation sont toujours soulignés d'un haussement de sourcils comme une ponctuation prestigieuse, histoire de dire : " tu vois que j'ai du vocabulaire, je suis de la haute "...
Le fait est que les Français installés dans l'Indiana ne sont pas à la rue. Ils sont chercheurs pour le compte du géant pharmaceutique Lilly, vivent dans les beaux quartiers et envoient leurs enfants dans une école privée aux tarifs extravagants dès la première année de maternelle. Ils paient le prix fort pour se faire livrer en foie gras, dont la commercialisation était illégale à Chicago jusqu'au mois de mai de cette année, et sont contents d'avoir découvert des vraies baguettes comme en France dans un magasin spécialisé.
Ceux qui ne vendent pas chèrement leur cerveau aux Américains sont d'heureux expatriés, à cheval entre deux rêves : celui d'être là et celui de rentrer un jour, repus, au pays. Je connus ainsi deux épicuriens. Philippe, avec une tête à cogner la batterie des Beatles, et Prosper, qui, en quarante ans d'Indiana, n'a jamais perdu son accent marseillais.
Philippe a résumé son débarquement en une photo de presse locale sur laquelle il apparaissait en smoking de serveur avec ses cheveux longs des Sixties. L'article portait - c'est presque caricatural - sur l'ouverture d'un restaurant de cuisine française. Il exprimait déjà, en un sourire ambigu, cette touche d'excentricité propre à bien des expatriés. On a tous quelque chose de bizarre à chercher ou à cacher quand on émigre " par plaisir ". Philippe avait juste besoin d'aller au bout de ses phrases, aimer la pétanque et les jeux vidéo de haute technologie, devenir champion régional de ping-pong, se marier à Las Vegas et avoir un enfant du monde.
Prosper avait remplacé l'esprit rock'n roll par le rayon de soleil du Sud. C'était son excentricité à lui pour plonger dans le même milieu : la cuisine française. Le " Chef " s'est imposé comme le traiteur des banquets réussis. Une clientèle friquée se l'arrache. Il a mis quarante ans pour construire son mas en Provence où il est parti s'installer cet été, laissant derrière lui un fils dans une université américaine. Avec son pastis et son cochonnet, sur la place de l'église, il aura fait le tour de la terre à promener sa silhouette bonhomme partout où il y avait de la bonne musique, du bon vin et des sourires.
Mes Français de l'Indiana n'étaient pas malheureux. Les francophones africains, plus nombreux, avaient, quant à eux, des raisons de se plaindre. Ils n'avaient pas vraiment émigré " par plaisir ". Abdul l'Ivoirien cherchait à vendre du cacao de son pays. Quand la feuille de commandes ne se remplissait pas, il allait pêcher en disant qu'il cultivait " la sagesse de ses ancêtres " : " Même en Amérique, Dieu a prévu une place pour moi ".
copyright (textes et photos) : Franck Cellier