8 juillet 2008

La main tendue


 

   Denver, Colorado. Perdus au milieu de nulle part et la pompe à eau du moteur en rade, nous allons passer la journée sur le bord de la route, le cul dans la poussière, adossés au versant d'ombre de la voiture à attendre la cavalerie. Elle ne tarde pas à rappliquer sous la forme d'un pick-up estampillé au nom d'une compagnie de téléphone. Il n'était pas apparu dix voitures qu'en voilà déjà une qui s'arrête pour nous porter secours. Belle performance, si on mesure l'altruisme d'une nation au pourcentage de ses ressortissants qui proposent spontanément leur aide à des inconnus.

   La panne est sérieuse. La pièce fumante et brisée gît sur le bitume, le garage le plus proche à soixante-dix miles de là. A part attendre à nos côtés un dépanneur pendant près de deux heures, notre sauveur n'est pas d'une grande utilité. Il reprend donc son chemin vers d'autres aventures. Sauf que vingt minutes plus tard, Ron, c'est son prénom, réapparaît. Il a miraculeusement trouvé et acheté des bouteilles d'eau fraîche dans le village plus loin. Un village du nom de Last Chance, ça ne s'invente pas.

    Ce n'est pas la première fois, en une année de présence ici, que je constate une telle disponibilité. Je croyais au début qu'il y avait des caméras partout et qu'en agissant ainsi, les sympathiques secouristes participaient à un concours télévisé. Comme ce gars qui a reçu une médaille du mérite parce que, simple passant, il s'est battu contre un braqueur de supérette et que la scène a été enregistrée. Mais ici, en pleine pampa, il n'y a pas de vidéo surveillance.

   Au pays du "marche ou crève", au pays où tout est payant, il s'est donc développé une faculté à aider son prochain peu commune. Dès l'école, les enfants sont évalués en fonction de leurs actes de camaraderie. Aussi, les Américains sont-ils comme ça : La maman explique à sa petite fille qu'elle vient de voir à la télé qu'un enfant meurt du palu toutes les trente secondes. La petite fille compte jusqu'à trente et fond en larmes.

   En 1938, un fonds de l'Unicef s'était mis à récolter les pièces de dix cents pour lutter contre la polio. Ce qui permettait aux plus humbles de participer à la bonne action. Que tout le monde puisse se regarder dans un miroir en se disant qu'il est "quelqu'un de bien" même s'il ne donne pas autant que Bill Gates. Aujourd'hui, le billet de un dollar a remplacé la pièce de dix cents et le fonds contre le palu s'appelle "Nothing But Nets" (Rien d'autre que des moustiquaires).

   Il y a quelques mois, l'évêque Thomas Bickerson, s'adressant à 6 000 jeunes méthodistes, a sorti un billet de dix dollars de sa poche et a lancé: "C'est le prix de votre repas au Macdo ou de votre pizza chez Domino's, mais avec ça, vous pouvez sauver une vie". Immédiatement, il a reçu sur lui une véritable douche de billets et l'on a ramassé 16 000 dollars sur la scène. "Heureusement que ce n'était pas des pièces", a-t-il remarqué alors.

   Un autre moyen que la panne sur une route déserte pour mesurer la générosité américaine serait de faire la manche. Le chapeau se remplit-il plus vite à Paris, Antananarivo ou Indianapolis? Il y a vraiment des études intéressantes à mener... Peter, un prof d'anglais, me disait que le type qui agite sa timbale dans la rue gagnait plus d'argent que lui.

   Je veux bien le croire, et je l'espère, étant donné la pauvreté de l'aide publique aux plus vulnérables. Plutôt que l'Etat, c'est le citoyen qui est sommé d'aider son prochain. On peut constater que ce n'est pas le meilleur moyen de garantir l'égalité des chances, mais c'est en tout cas comme ça que ça marche aux Etats-Unis. Cyniquement, le règne de la concurrence s'est étendu jusqu'à ce domaine de la générosité. A Cincinnati, il faut payer une licence de 400 dollars à la mairie pour avoir le droit de mendier. Et les associations caritatives, qui représentent un beau business, demandent en permanence à la population de "réorienter sa générosité instinctive" vers leurs fonds plutôt que dans la rue pour ne pas "perpétuer ce style de vie", comme le disait la directrice de l'une de ces associations dans un journal. Elle faisait, on l'aura compris, allusion à cette sale habitude qu'ont les pauvres de se montrer en public.

   Taper dans le porte-monnaie de son prochain est un sport national qui n'est pas du tout réservé aux indigents. L'hôpital flambant neuf avec ses chirurgiens qui roulent en Porsche tend la main.

   John Mc Cain tend la main. Barack Obama tend la main. Les analystes de la vie politique s'appuient davantage sur la capacité des deux candidats à recueillir des fonds que sur d'éventuels sondages d'opinion pour déterminer lequel des deux a l'avantage.

   Barack m'agaçait un peu à force de m'écrire tous les trois jours pour me suggérer une petite donation mais j'ai compris que sa principale force consistait à dire qu'il paie sa campagne avec l'argent des électeurs plutôt qu'avec celui des lobbies en tout genre.


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copyright (textes et photos) : Franck Cellier

 

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