17 juillet 2008

Ces malades qu'on abandonne



   Cortez, Colorado. Entre deux massifs montagneux, la plaine présente de vastes étendues rocheuses et broussailleuses. En ligne droite, la route se fraie un passage entre des fragments de collines, étêtées et pelées. Mais l'heure n'est plus à l'extase. Le râle lancinant du petit dernier souffrant d'une rage de dents couvre le ronflement du moteur. La voiture fonce jusqu'à la prochaine ville en quête d'un dispensaire médical.

   Après avoir vu, avec effroi, le film documentaire Sicko de Michael Moore dépeignant un système de santé affairiste et cynique, il était entendu que les docteurs du pays ne nous verraient pas. Même en rêve. Le discours était rodé et disait, en substance, que la consommation de médicaments relevait d'une mauvaise manie qui empêchait l'organisme de se défendre seul et finissait donc par l'affaiblir suivant ce raisonnement mûrement pensé, selon lequel " plus tu vas chez le médecin, et plus tu tombes malade ". Des statistiques le prouvent.

   Il a donc fallu attendre le paroxysme de la douleur d'un enfant pour pousser la porte d'un dispensaire médical. Avec la crainte de devoir débourser trois cents dollars pour s'entendre dire que ça n'a pas l'air très grave.

   Si les soins médicaux rendus aux Etats-Unis sont parmi les plus performants avec la contribution des meilleurs chercheurs et des meilleurs praticiens du monde, leur financement est calamiteux. Plus de 45 millions d'Américains, sur 300 millions d'habitants, ne disposent pas, ou plus, d'assurance médicale. De plus en plus de familles ne parviennent pas à faire face à leurs dépenses et à payer deux à trois centaines de dollars par mois pour bénéficier d'une couverture médicale. L'an dernier, par exemple, un million d'assurés n'ont pas eu les moyens de renouveler leur police. Et ce sera pire cette année à cause de l'éclatement de la bulle immobilière.

   Pour ces gens-là, désargentés et désassurés, un pépin de santé tourne à la catastrophe. S'ils sont victimes d'un accident, l'hôpital leur demandera de sortir le cash avant de procéder à l'opération. Le serment d'Hippocrate est foulé aux pieds. Ici et là, des scandales éclatent à propos de malades jetés dans la nature parce qu'ils étaient insolvables, occupaient un lit et faisaient baisser le taux de rentabilité de l'établissement. Devançant les services de l'immigration, les hôpitaux prennent l'habitude de renvoyer dans leurs pays leurs patients étrangers sans visa. Même si cette " évacuation sanitaire " revient à abandonner un grand blessé dans un village guatémaltèque dépourvu de dispensaire.

   Etre assuré n'est pas non plus un gage de couverture. L'association " Families USA ", s'appuyant sur une étude menée dans les cinquante états du pays, a démontré que le système d'assurance médicale américain est à peu de choses près aussi protecteur et rassurant que l'était l'ouest sauvage du temps des épopées héroïques.

   " Le marché de l'assurance médicale se caractérise par de nombreux abus et le plus bas niveau de protection imaginable pour ses clients ", estime Ron Pollak, le directeur de Families USA. Or, vu la démission du pouvoir fédéral en la matière, seules les législations des différents états pourraient limiter l'engraissement de ces riches assureurs qui laissent agoniser leurs clients.

   Hélas il n'y a que cinq états sur cinquante qui empêchent les assureurs de sélectionner les consommateurs selon leur état de santé en n'acceptant que les très bien-portants dont la famille ne présente aucun antécédent. Dans la majeure partie du pays, les assureurs peuvent à tout moment refuser de rembourser les frais d'une personne sur laquelle des experts douteux trouveraient des " pathologies préexistantes " que l'assuré aurait sciemment dissimulées, comme l'infarctus d'un grand-oncle. Ce qui permet à l'assureur de se débiner dès que la note du docteur augmente. Libre à l'assuré, soudain suspecté de fraude, de tenter une coûteuse bataille juridique, avec le risque, car les assureurs sont de gros bluffeurs, de devoir payer tous les remboursements déjà engagés au cours des mois et des années passés. C'est cynique mais dans quarante-cinq états, l'assureur peut révoquer un client sans préavis même s'il est mourant sur un lit d'hôpital.

   Le laxisme du gouvernement vis-à-vis des géants de l'assurance a été sanctionné, pour la première fois depuis la grippe espagnole de 1918, par l'infamant déclin de l'espérance de vie d'un nombre significatif d'Américains. Et plus particulièrement d'Américaines. Cette régression concerne 4% de la population masculine et 12% de la population féminine. Dans les campagnes reculées et les zones où se sont accumulées les familles à bas revenus, l'espérance de vie est inférieure à ce qu'elle était en 1980 et est parfois tombée au niveau des statistiques de 1960.

 

 

 

 

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copyright (textes et photos) : Franck Cellier

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